Les dealers de l’agroalimentaire… sur le livre de Michael Moss, Salt Sugar Fat : How the Food Giants Hooked Us (Sel Sucre Gras : Comment les géants de l’agroalimentaire nous en ont rendu accrocs)…
Le soir du 8 avril 1999, une longue file de voitures dépose devant le quartier général de Pillsbury à Minneapolis (Minnesota) les big boss des plus grandes compagnies agroalimentaires américaines. Il y a là Nabisco, Kraft, General Mills, Mars, Coca-Cola, Procter & Gamble et Nestlé. Concurrents de tous les jours, les voilà réunis, à l’invitation de James Behnke, un dirigeant de Pillsbury, pour débattre d’un seul sujet : que faire face à la vague grandissante d’obésité qui frappe l’Amérique et dont l’industrie agroalimentaire est en partie responsable, accuse la communauté scientifique ? James Behnke, docteur en sciences de l’alimentation, a participé à la création de grands succès de la marque Pills-bury (dont le pop-corn aux micro-ondes). Il a été alerté par des scientifiques sur le danger croissant pour la santé de certains produits et de certaines pratiques encourageant le consommateur à manger toujours plus. Il estime qu’il est temps d’en avertir la profession au plus haut niveau. Devant une assistance de patrons soucieux de défendre leur « stomach share » – la part des estomacs américains occupée par leurs marques respectives -, le représentant de Pillsbury expose la situation sans détour : augmentation du pourcentage d’obèses dans la population, notamment chez les enfants, victimes de diabète, d’hypertension et de problèmes cardiaques ; condamnations de l’industrie agroalimentaire par de nombreuses sociétés scientifiques et par le secrétaire à l’agriculture, qui a lui-même qualifié l’obésité d' »épidémie nationale ». L’orateur va jusqu’à comparer les méfaits de la malbouffe à ceux du tabac et exhorte les participants à diminuer l’usage du sel, du sucre et des graisses – les trois agents provocateurs de l’obésité. « Une chose nous est interdite : ne rien faire », conclut-il.
Stephen Sanger,le patron de General Mills, demande alors la parole. Avec Yoplait dans sa gamme – un gros succès, dont les yaourts contiennent deux fois plus de sucre que des marshmallows -, il est l’un des plus concernés. Et il va droit au but : « Ne me parlez pas de nutrition. Parlez-moi de goût et, si un produit a meilleur goût, n’essayez pas de me faire vendre autre chose qui a moins bon goût. » La messe était dite pour James Behnke. « Ces gens n’étaient pas prêts à recevoir notre discours. En clair, ils nous disaient : « Vous ne croyez pas qu’on va gâcher les bijoux de famille et changer nos formules parce qu’une bande de gars en blouse blanche se soucie de l’obésité. » » Nous sommes en 1999. Aujourd’hui, aux Etats-Unis, un adulte sur trois est considéré cliniquement obèse, un enfant sur cinq ; 24 millions d’Américains sont atteints de diabète de type 2, près de 79 millions de pré-diabète et 7 millions souffrent de goutte, la « maladie des riches » associée à la gloutonnerie. Le sucre, le sel et les matières grasses les en remercient. Partant de ce constat, Michael Moss, journaliste d’investigation américain (Prix Pulitzer 2010), a voulu savoir pourquoi ses concitoyens mangent trop et si mal. Il a enquêté durant quatre ans, rencontré plus de 300 personnes dans les bureaux, les laboratoires et les arrière-cours de l’agroalimentaire.
C’est lui qui a raconté en mars ce meeting de Minneapolis dans le New York Times Magazine pour la sortie de son livre Salt Sugar Fat : How the Food Giants Hooked Us (« Sel, sucre, gras : comment les géants de l’agroalimentaire nous ont rendus accros », Random House). Outre le cynisme de ces multinationales, Michael Moss explique leurs moyens et leurs méthodes pour mettre au point des produits qui « accrocheront » les clients jusqu’à en faire des consommateurs compulsifs. C’est un métier aux Etats-Unis : « optimiseur » de produit. De pizza, de soda, de sauce bolognaise, de plateau repas, de n’importe quoi. Son objectif : trouver lebliss point, le point de l’extase, qui plonge l’usager dans la béatitude et lui en fait redemander. Ni trop ni pas assez de sucre, de sel ou de graisse. Le juste point où le cerveau envoie un message de satisfaction sans sensation de satiété, l’important n’étant pas d’aimer trop mais d’en redemander beaucoup. On découvre ainsi que c’est une véritable science, avec ses concepts, ses équations, ses logiciels, pratiquée par tous les groupes agroalimentaires pour capturer le plus grand nombre de clients et les gaver. A couper l’appétit, mais à lire absolument en attendant la traduction française.
jpgene.cook@gmail.com
A consulter : Le blog de Bruce Bradley, ancien cadre de l’industrie alimentaire (General Mills, Pillsbury et Nabisco), qui dénonce aujourd’hui leurs méthodes (en anglais) : www.brucebradley.com Le blog de Michael Moss, journaliste d’investigation pour le New York Times : www.michael mossbooks.com
JP Géné (Le Monde, 10 Mai 2013)
0 commentaires